CHAPITRE XIV

Léonie s’était mise au lit, épuisée, ne pensant qu’à dormir. Elle n’avait même pas remarqué si son lit avait été bassiné, n’avait même pas senti sa tête toucher l’oreiller. Et elle n’avait aucune envie de penser aux étrangers d’Aldaran, pas après la journée qu’elle venait de vivre.

Quelques jours – ou était-ce une décade ? – plus tôt, Fiora l’avait trouvée au jardin, oisive, observant les deux fillettes qui s’amusaient sur la balançoire, et elle lui avait demandé si elle n’avait rien d’autre à faire. Elle se sentait un peu supérieure à ses deux cadettes, car elle avait de nouveau été autorisée à travailler dans les relais. La question de Fiora l’avait un peu surprise.

— Non, répondit Léonie, sincère.

Fiora avait souri, et lui avait demandé d’un ton suave (trop suave, pensait-elle maintenant !) si elle, Léonie, se considérait capable de suivre une formation accélérée de leronis.

— Tu m’as dit que tu aspirais à devenir Gardienne, dit Fiora. Et nous aurons peut-être besoin d’une Gardienne plus tôt que nous le pensions. Et même si ce n’est pas le cas, il pourrait être utile d’avoir une Gardienne entraînée prête à assumer sa charge en cas de nécessité.

Fiora ne lui dit pas la nouvelle Gardienne serait appelée, ni quand – mais il y avait parfois plusieurs Gardiennes dans une même Tour. En fait c’était plutôt désirable, quoique rare actuellement où tant de jeunes femmes Comyn étaient enlevées aux Tours pour faire des mariages avantageux pour leurs familles, engendrer des fils et des filles pour leur caste. Pourtant, Léonie n’avait pas l’impression que Fiora pensait pour elle à une charge de sous-Gardienne. Quelque chose dans ses pensées, si soigneusement gardées, lui donnait l’impression qu’elle en savait beaucoup plus qu’elle ne voulait bien le dire.

Aussi, quand Fiora lui proposa cet enseignement, le présentant comme un défi – sous-entendant de plus que Léonie aurait ainsi l’occasion de faire ses preuves, non seulement aux yeux de Fiora, mais de tous les travailleurs de toutes les Tours – Léonie avait-elle accepté.

Léonie n’avait pas la moindre idée de ce que Fiora avait en tête. Et en l’espace d’une seule journée, sa semi-oisiveté avait fait place au surmenage.

Maintenant, elle avait son tour de garde régulier dans les relais, comme tous les autres adultes ; et elle avait deux fois plus de leçons que ses camarades.

Plus de deux fois ; elle avait des leçons spéciales, et elle savait maintenant par expérience ce que voulait dire la Gardienne de Dalereuth lorsqu’elle l’avait grondée dans le jardin, peu après son arrivée. Léonie avait enduré plus de souffrances ces quelques derniers jours que dans tout le reste de sa vie. Fiora l’avait prise en main personnellement, et, impitoyable, lui avait appris à monitorer en un seul jour ; de là, elle était passée à l’enseignement spécialisé que seules recevaient les Gardiennes. Les mains de Léonie étaient déjà sillonnées des mêmes minuscules cicatrices que celles de Fiora ; rappel frappant de l’interdit de toucher certaines personnes ou choses.

Et Léonie était plus résolue que jamais à revêtir les robes pourpres de Gardienne.

Ainsi, entre autres tâches, Léonie monitorait régulièrement, tandis qu’une autre leronis soignait. Aujourd’hui, Léonie avait traité son premier patient. Un enfant dont la blessure bénigne s’était infectée, mais elle avait fait tomber la fièvre, drainé le pus et cicatrisé les chairs, travaillant, comme on le lui avait enseigné, de l’intérieur vers l’extérieur. La leronis qui la guidait avait loué son toucher habile et sûr, et lui avait dit qu’avant longtemps elle pourrait, non seulement soigner des malades sans supervision, mais s’essayer à la chirurgie.

— Nous prenons rarement le risque d’opérer, lui avait-elle dit, mais c’est parfois inévitable. Au cours d’une attaque de brigands, un villageois a reçu un coup de poignard, et un morceau de lame lui est resté dans les chairs, qui le fait beaucoup souffrir et qu’il faudra bien extraire un jour. Quand tu seras prête, il sera ton premier patient.

Léonie avait rayonné de fierté à ces louanges, et pourtant, elle se serait bien reposée un peu après avoir soigné l’enfant, et elle n’imaginait même pas ce que serait une opération… à moins que les choses ne deviennent de plus en plus faciles avec l’entraînement. (Rien, lui avait dit Fiora quand elle l’avait interrogée, n’est jamais facile, mais tout est toujours possible.)

Pourtant la journée de Léonie n’était pas terminée ; dès qu’elle en eut fini avec l’enfant, une autre leçon l’attendait, à la distillerie, celle-là. Trois jours plus tôt, Fiora avait décrété qu’elle devait être parfaitement instruite en l’art de la guérisseuse, que cela fît ou non appel au laran.

— Une Gardienne doit tout savoir, avait-elle dit. Sinon, comment pourrait-elle instruire les autres ?

Cela avait paru logique à Léonie, qui s’était mise à apprendre la fabrication des pommades et potions végétales. À sa grande surprise, cette activité l’avait passionnée, car elle avait une curiosité très vive et une mémoire infaillible. Son professeur avait loué sa rapidité et sa précision. Aujourd’hui, ce même professeur avait dit également qu’un jour, on lui confierait sans doute des opérations chirurgicales, généralement réservées aux techniciens les plus observateurs et habiles.

Sa leçon d’herboristerie terminée, il était l’heure de prendre sa place dans les relais. Et quand son tour de garde prit fin, elle ne pensait à rien d’autre qu’à manger et à dormir. Pourtant, elle n’avait jamais vraiment faim, mais Fiora l’avait pressée de manger, disant que le travail des matrices semblait émousser l’appétit, mais qu’elle devait conserver ses forces, faim oui pas.

Elle avait rapidement découvert que Fiora avait raison ; elle avait dévoré jusqu’à la dernière miette les barres de fruits secs et de noix que lui avait apportées Fiora, puis elle était descendue faire un vrai repas à la cuisine. Vers la fin, elle était encore plus lasse qu’au début, et elle piquait du nez dans son assiette, s’efforçant de garder les yeux ouverts. Quelqu’un, elle ne se rappelait pas qui, l’avait aidée à regagner sa chambre. Elle était parvenue à se déshabiller toute seule – ses nouvelles robes le permettant – s’était écroulée sur son lit et avait sombré immédiatement dans un sommeil sans rêves.

Aussi quand, peu après minuit, elle fut tirée du sommeil de l’épuisement par le tiraillement insistant et familier de la pensée de son frère, sa première réaction fut-elle de l’ignorer. Mais le contact se fit plus pressant, et elle finit par céder. Elle se retourna sur le dos, réprima un soupir d’exaspération, et lui ouvrit son esprit. Elle savait que c’était Lorill ; elle connaissait la « voix » de son frère aussi bien que la sienne.

La Tour était tranquille, pleine du silence des esprits endormis, que rien ne perturbait. Même la leronis des relais ne troublait pas la paix ambiante.

Lorill ? répondit-elle avec humeur. Où es-tu ? Qu’est-ce que tu veux à une heure pareille ? Je dormais.

Où veux-tu que je sois ? À Aldaran, bien sûr ! N’est-ce pas toi qui m’y as envoyé ?

Cela ne fit que la contrarier davantage. Qu’est-ce qui pouvait être important au point de l’appeler en pleine nuit ?

Et maintenant, voilà que son sommeil avait été perturbé et son humeur contrariée par celui dont elle l’attendait le moins – son frère ! Et puisque c’est toi qui m’as envoyé, il s’ensuit que c’est toi qui es responsable de ce qui est arrivé, poursuivit-il.

Cela la réveilla tout à fait.

Qu’est-ce qui est arrivé ? Dis-le-moi immédiatement ! Tu as des problèmes ? Est-ce que ces étrangers…

Qu’est-ce qu’il avait bien pu faire ? Avait-il offensé ces gens venus de la lune ?

Impossible de s’y tromper : Lorill était plein d’émotions conflictuelles – une angoisse sous-jacente, recouverte d’un rire insouciant qui semblait très déplacé. Elle se demanda s’il avait trop bu.

Une anicroche à propos de la sœur de Kermiac. Ces montagnardes ne sont pas du tout comme les filles de Carcosa. Je suppose que j’aurais dû le savoir, mais personne ne me l’a dit.

Une anicroche à propos de la sœur de Kermiac ? Comment, au nom d’Avarra, Lorill se trouvait-il compromis avec elle ? Personne ne t’a dit quoi ? demanda Léonie. Ça au moins, ça n’avait pas changé ; Lorill était toujours aussi imprécis.

Que les filles sont coquettes ici, répondit Lorill avec désinvolture. Elle m’a fait du charme, et j’avoue que je ne l’ai pas écartée du plat de mon épée ! Enfin, je suppose que le vieux Domenic m’a vu avec elle, alors Kermiac est venu me trouver, comme un père outragé de mélodrame.

De nouveau, il se mit à glousser nerveusement. Ça t’aurait fait rire, Léonie, je t’assure. J’ai eu du mal à garder mon sérieux et mes pensées barricadées.

Que voulait-il ? demanda Léonie, pas du tout amusée. Aller se compromettre ainsi avec la fille la moins indiquée du monde – et de plus, sœur de son hôte !

Il m’a demandé solennellement quelles étaient mes intentions envers elle ! Comme si un Hastur pouvait avoir d’autre intention que de s’amuser un peu, ce à quoi elle était toute prête !

Il y avait dans le ton quelque chose qui déplut à Léonie ; elle n’était pas égocentrique au point de ne pas reconnaître chez son frère cette même arrogance dont elle avait elle-même fait preuve plus d’une fois. La voir renvoyée ainsi à elle-même lui donna l’impression de se regarder dans un miroir et d’y remarquer un vilain défaut inattendu. Néanmoins, Lorill était son frère… et en cas de conflit, elle prendrait son parti.

Et qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-elle, véhémente. Quelle réponse lui as-tu faite ?

Que voulais-tu que je réponde ? dit Lorill, avec un haussement d’épaule « mental ». Je lui ai dit poliment que je lui offrais simplement l’admiration qu’elle semblait solliciter. Il avait l’air de penser que j’aurais dû la demander en mariage !

En mariage – non, impossible. Pas avec son frère, l’Héritier d’Hastur.

À l’évidence, Lorill était du même avis.

Je ne comprends pas pourquoi, à moins qu’il n’y ait eu des idées de mariage dans l’air. Il y a eu une noce ici aujourd’hui. Un couple de ces étrangers, qui prétendent venir de quelque part en dehors de notre monde, d’une autre étoile, disent-ils.

Nouvelle surprise ! Ainsi, ces étrangers venaient des étoiles ! C’était assez proche des lunes pour que Léonie se sentît justifiée et fière de son laran. Ainsi, elle avait vu juste ! Et ils se mariaient, comme des gens ordinaires… elle faillit se déconcentrer.

Mais pas pour longtemps ; il fallait qu’elle en apprenne davantage sur la situation dans laquelle Lorill s’était fourré. Et qu’y avait-il eu, exactement, entre lui et la sœur de Kermiac ?

Qu’a dit Aldaran ? demanda-t-elle.

Elle perçut chez Lorill une trace de colère maussade qui n’y était pas auparavant. Kermiac m’a parlé d’une façon que j’aurai du mal à lui pardonner. À la fin, je lui ai demandé : « Voulez-vous dire que votre sœur est une vierge protégée ? » J’avais dit cela avec ironie, mais il l’a pris au sérieux. Ou alors, il a voulu me faire une insulte imparable. Il a dit : « La vôtre ne l’est-elle pas ? »

Léonie ne sut qu’en penser, mais l’insolence de la question la mit en colère. Comment osait-il mettre son honneur en doute ? Alors ? dit-elle, Qu’est-ce que tu lui as dit ?

J’ai répondu : « Oui, mais ma sœur est correctement gardée dans une Tour, et ne papillonne pas autour de tous les hommes qui la regardent. »

Il semblait assez content de son esprit.

Son esprit ? C’était une stupidité monumentale, et certes pas la meilleure réponse qu’il aurait pu faire. Pas étonnant qu’Aldaran soit furieux. Lorill aurait dû mettre son orgueil de côté. Mais était-ce à elle de critiquer son orgueil ? La colère de Léonie retomba brusquement ; maintenant, ils lui faisaient l’effet de deux enfants qui se chamaillent. Comment avait-elle fait pour acquérir tellement plus de maturité que son frère en quelques décades ? Ou bien, avait-elle toujours été plus mûre que lui ?

Lorill, c’était effroyablement stupide. Tu essayais de le choquer ? Et qu’a-t-il dit et fait ensuite ?

Lorill parut quelque peu démonté par cette remarque.

Il m’a ri au nez – pourtant, je sentais qu’il était furieux – et il a dit que tout homme d’honneur saurait quoi faire en cette circonstance, car la réputation de Mariel n’avait jamais donné lieu à la moindre remarque avant mon arrivée. Et il a continué comme ça, disant que j’avais du l’abuser par des flatteries des basses terres, lui tourner la tête par mon rang, et peut-être même m’être servi de mon laran pour l’influencer. Alors à la fin, j’ai été obligé de lui dire que je n’ai que quinze ans et que je ne peux pas me marier sans le consentement du Conseil.

Il n’y avait aucune rancœur dans toutes ces accusations, mais il y en avait beaucoup dans la dernière phrase. Ainsi, voilà pourquoi il était furieux ; il avait été obligé d’avouer son âge, lui si fier d’avoir été envoyé en mission comme un adulte. Mais Léonie y détecta aussi une nuance de suffisance qui lui déplut ; l’impression qu’il était content de lui d’avoir trouvé un moyen si facile et rapide d’éluder une obligation importune.

Il m’a dit : « Ici, dans nos montagnes, on pense que si un homme est assez vieux pour compromettre la réputation d’une fille vertueuse, il est assez âgé pour lui donner réparation. » Ça, ça m’a mis vraiment en colère, et je n’ai rien trouvé à répondre, sauf qu’il ne m’était jamais venu à l’idée que Mariel était vertueuse à voir comme elle se conduisait.

Léonie sentit un grand froid descendre sur elle. Il y avait dans ces quelques mots de quoi faire couler le sang entre Aldaran et les Domaines, et Lorill ne semblait pas réaliser la chance qu’il avait que Kermiac ne lui en eût pas immédiatement demandé réparation par les armes. Il fallait qu’elle le lui fasse comprendre, avant qu’il ne commette une folie qui obligerait Aldaran à le provoquer en duel. Pourquoi les hommes laissent-ils toujours la colère prendre le pas sur leur bon sens, surtout quand une femme est en cause ?

Lorill, elle est Comyn, et sœur du Seigneur d’Aldaran. Comment as-tu pu, non seulement penser une chose pareille, mais encore la dire ?

Il eut l’air de trouver qu’elle se laissait aller à une lubie de femme.

Sœurette, je te jure… tiens, vois par toi-même !

Il lui envoya des images de Mariel, qui, effectivement, sembla à Léonie terriblement coquette…

Mais c’était l’opinion d’une fille des Domaines, pas d’une montagnarde, et elle se rendit compte que Mariel, élevée d’une façon beaucoup plus libre, n’avait pas eu l’intention de flirter. Ses sourires, ses regards et ses paroles avaient une innocence qui ne pouvait pas être contrefaite.

Lorill reprit, avec cette suffisance qui déplaisait tant à Léonie : Ces montagnardes sont dévergondées, et je n’ai pris que ce qu’elle m’offrait.

Ce qui était peu de chose, si les souvenirs de Lorill étaient exacts : une danse devant toute sa famille, ses doigts abandonnés quelques secondes les rares fois où ils avaient été seuls. Au moins, Lorill avait eu le bon sens de ne pas traiter une Dame d’Aldaran comme une servante qu’on trousse derrière une porte !

Léonie se trouva alors partagée entre des émotions contradictoires. En partie, elle enviait sans doute la liberté de Mariel, se dit-elle. Sa vie, avait été celle d’une noble dame surprotégée des basses terres. Elle n’était jamais allée nulle part sans un chaperon et sans une bande d’autres filles, chacune accompagnée de sa propre gouvernante. Elle n’avait jamais parlé en tête à tête à un célibataire autre que son frère. Faire ce que Mariel avait fait, parler, et même danser, avec un jeune homme…

C’était choquant pour Léonie ; elle était à la fois bizarrement titillée, comme lorsqu’elle entendait quelque commérage, et en même temps mal à l’aise et un peu effrayée. Et si les montagnardes pouvaient se conduire ainsi, ne devaient-elles pas en accepter les conséquences, même s’il s’agissait d’un malentendu comme avec Lorill ? N’était-ce pas juste ?

Trop troublée pour faire une réponse réfléchie, elle dit la première chose qui lui passa par la tête.

Bien sûr, aucune femme d’Aldaran ne peut espérer se marier dans notre famille, dit-elle, s’efforçant toujours de démêler ses sentiments contradictoires. Tu ne pourrais pas avoir une épouse aux manières si effrontées. Peut-être même qu’elle a essayé de te forcer la main, qui sait ? De toute façon, tu ne peux pas te permettre un attachement de ce genre ; c’est ce que diraient notre père et le Conseil, je crois.

Non, une telle alliance ne serait jamais acceptée, même si cet incident devait détériorer un peu plus leurs rapports avec Aldaran – ce qui était certain.

Ne t’inquiète pas outre mesure, dit Lorill avec insouciance. Kermiac m’a dit de ne plus approcher de sa sœur, a fait quelques commentaires sur mon âge, et est parti. C’était peut-être simplement le vin ; on a beaucoup bu au mariage des étrangers des étoiles.

Léonie se détendit ; c’était possible. Pris de vin, les hommes disaient souvent des choses qu’ils n’auraient jamais dites autrement – et souvent ce qui était dit sous l’influence de la boisson était comme ce qui était fait les nuits à quatre lunes : ignoré, sinon oublié. Tant que Kermiac considérait Lorill comme un blanc-bec étourdi – même si Lorill trouvait ce jugement insultant – il ne s’abaisserait pas à le provoquer en duel. D’ailleurs, ce qui est fait est fait, et tous les forgerons de Zandru ne peuvent pas raccommoder un œuf cassé. Arriverait que pourrait.

Mais, maintenant parfaitement réveillée, elle repensa à la raison qui l’avait fait supplier Lorill d’aller à Aldaran.

Je voudrais bien voir ces gens venus des lunes, dit-elle avec nostalgie.

Lorill émit un grognement dédaigneux.

Ne viens pas me dire que tu ne peux pas les contacter si tu veux. Ton laran est plus puissant que le mien.

C’est vrai, je suppose, reconnut-elle à regret. Pourtant, l’idée de les contacter la mettait mal à l’aise. Elle n’avait pas pu faire grand-chose pour contrôler le contact quand ils étaient dans le refuge, et rien ne garantissait qu’il en serait autrement maintenant.

Plus tard peut-être, dit-elle, répugnant à confier ces pensées à son frère. Pour le moment, contente-toi d’être mes yeux parmi eux – et veille à ne pas te faire compromettre ou piéger par les Aldaran. Ils seraient trop heureux d’avoir un Hastur pour débiteur – ou pire, pour otage, ne l’oublie pas. Et ce serait encore pire si un Hastur entrait dans leur famille.

Tu n’as pas besoin de me le rappeler, je le sais. Et je ne suis pas près de l’oublier.

Lorill apparemment convaincu qu’il pouvait provoquer beaucoup de mal s’il continuait à se conduire en étourdi, Léonie laissa ses pensées revenir aux étrangers.

Les gens des étoiles – ils peuvent lire tes pensées comme moi ?

Pour une raison inconnue, la plupart sont aveugles mentaux. Sauf une ou deux femmes, et peut-être, un homme. Je pense qu’ils ont un laran différent du nôtre, mais c’est un laran quand même.

Lorill ne manifestait guère d’enthousiasme à parler des étrangers. Parce qu’il était fatigué, ou parce que Léonie ne posait pas les bonnes questions ? Ou peut-être que l’incident avec Kermiac le perturbait davantage qu’il ne voulait l’avouer, même à sa sœur.

Pourtant, elle insista. Comment est-ce possible ? demanda-t-elle. Comment certains peuvent-ils avoir le laran, et d’autres non ?

Ne dis pas de bêtises, Léonie, répondit-il avec humeur. Est-ce que tous les paysans ont le laran ? Ou même tous les Comyn ? De plus, ils ont des machines pour faire ce que les techniciens des Tours font avec le laran. Je le sais, parce que j’en ai vu. Alors, peut-être qu’ils n’ont pas besoin du laran. Maintenant, je suis fatigué, je vais dormir.

Et avant qu’elle ait eu le temps de répondre, il rompit le contact, la laissant réveillée et frustrée, avec cent mille questions sans réponses.

Questions sur lesquelles Léonie devait s’arranger pour en savoir davantage toute seule.

 

Elle n’en eut pas l’occasion de quelque temps, car elle ne suivait pas uniquement l’entraînement normal. Et Fiora ne semblait pas avoir l’intention d’alléger son travail. Mais les rares fois où elle eut l’occasion de l’observer, elle réalisa que Fiora était autant, et même plus occupée qu’elle-même. Ainsi donc, Fiora l’entraînait vraiment à assumer ses futures responsabilités de Gardienne. Cette idée suffit à lui faire oublier les étrangers.

Mais un soir, elle se retrouva seule dans sa chambre, épuisée, mais pas au point de s’endormir immédiatement.

Alors, aiguillonnée par sa curiosité retrouvée, elle projeta son esprit pour contacter un étranger des étoiles, tenaillée du besoin de découvrir au moins la vérité sur leur origine. Qu’ils soient venus des lunes était déjà assez incroyable – mais des étoiles ?

Elle en contacta un – ou plutôt une – presque immédiatement ; elle était sûre qu’il s’agissait d’une étrangère, car son esprit était encombré de mots bizarres comme ordinateur ; corticateur, météorologie et astrogation. Elle s’aperçut bientôt que c’était celle dont Lorill lui avait parlé la veille, celle qui s’était mariée.

Pourtant, Léonie ne put pas garder longtemps le contact, car l’esprit de cette femme était plein, non seulement de ces mots et concepts étranges, mais aussi de pensées tout aussi étrangères à une virginale aspirante Gardienne.

Le coucher n’était peut-être pas le meilleur moment pour établir un contact… elle avait l’esprit plein de son amour, de ses nouveaux rapports charnels avec son mari, d’images sensuelles et érotiques qui troublèrent Léonie, et l’effrayèrent aussi un peu.

Malgré sa « formation accélérée », Léonie n’était pas encore assez expérimentée pour « trier » les pensées qui l’intéressaient. Trop d’autres pensées ne cessaient d’intervenir, et Léonie réalisa bientôt que la jeune femme attendait – avec impatience – que son mari la rejoigne au lit.

Ça ne va pas du tout, se dit-elle, et elle rompit le contact. Il valait mieux chercher l’esprit avec lequel elle avait déjà été en rapport, celui des instruments de musique. Au moins, celui-là lui ressemblait davantage – elle avait l’impression d’une sorte de Tour ou de construction sur laquelle régnait cette vierge. Quelque chose de… blanc, comme l’os ou l’ivoire. Il y avait aussi de troublants concepts inconnus, chez elle, mais au moins, il n’y aurait pas des images sexuelles si dérangeantes.

Trouver l’esprit de cette femme fut plus facile qu’elle ne l’aurait cru. Léonie saisit ses pensées et s’en servit pour l’attirer à elle. Et une fois qu’elle eut établi le contact, elle trouva beaucoup de pensées intéressantes. D’abord, la femme était d’apparence étrange ; se regardant dans le miroir, son hôte inconsciente se révéla avoir la peau plus sombre qu’aucun humain que Léonie eût jamais vu.

Ça n’avait pas grande importance ; l’enfance de Léonie avait été bercée de contes de chieri, bien qu’elle n’eût jamais vu une de ces créatures. Ysaye – elle trouva le nom après quelques discrets tâtonnements – lui sembla assez humaine.

Vierge, oui, elle l’était, et le resterait sans doute – les hommes ne l’intéressaient pas, et les femmes non plus. Mais, au ravissement de Léonie, elle apprit qu’Ysaye était une sorte de Gardienne, une Gardienne de la connaissance, et que sa Tour (Ysaye y pensait comme à une « Tour d’Ivoire ») c’était une de ces machines qui enregistraient et restituaient les informations à une vitesse vertigineuse. Dans l’esprit d’Ysaye, elle découvrit le nombre d’informations que cela représentait, et le chiffre laissa Léonie pantoise. Toutes les bibliothèques de son monde ne contenaient pas le dixième de ce que contenait cet ordinateur !

Et ce n’était pas tout ; l’ordinateur semblait la clé de beaucoup d’autres choses. Il pouvait même jouer de la musique, comme par magie, sans musiciens…

Si grand était son ravissement qu’elle faillit révéler sa présence à Ysaye.

L’étrangère sélectionnait pour l’ordinateur de la musique qui l’endormirait ; curieuse, Léonie s’attarda, et en écouta un passage. Captivée et admirative, elle entendit quelque chose qui s’appelait Mozart, et il lui sembla que les étrangers avaient beaucoup à leur offrir s’ils étaient capables de produire une musique pareille.

Tandis qu’Ysaye se détendait, Léonie examina les pensées qui lui traversaient l’esprit : un soleil plus brillant que le sien, avec une aveuglante lumière blanche, une unique lune, pâle et froide. Des arbres près d’un lac, et, au couchant, l’envol de magnifiques oiseaux roses…

Le travail que faisait Ysaye, Gardienne de sa Tour-Ordinateur…

À la surprise de Léonie, elle travaillait avec les hommes sur un pied d’égalité. Pourtant, elle n’aurait pas dû s’en étonner ; il en était de même dans les Tours, et Léonie le ferait aussi quand elle aurait un peu plus d’expérience. Et la quantité de connaissances à la disposition d’Ysaye était stupéfiante, d’autant plus qu’elle était d’origine très humble. Presque pauvre. Pourtant, elle avait appris tout cela ; elle avait même appris la musique – le plaisir des riches, comme disait Fiora.

Cette découverte des humbles origines d’Ysaye enleva à Léonie tout scrupule qu’elle aurait pu avoir de fouiller dans son esprit ou sa mémoire. Léonie avait déjà prêté le premier serment du laran exigé de tous les télépathes – de n’entrer dans aucun esprit contre sa volonté, sauf pour aider ou guérir – mais pour elle, ce serment ne s’appliquait pas à Ysaye. C’était une étrangère, et de plus, elle n’appartenait pas à sa caste.

Comme Ysaye ignorait sa présence, se dit Léonie, elle ne lui faisait pas de mal.

Et même si elle savait, elle accepterait de grand cœur, sans doute. Comment faire autrement ? Elle sert la connaissance ; et je suis en train d’apprendre beaucoup de choses d’elle et de son peuple, se dit Léonie.

Elle en apprenait plus qu’assez pour savoir que ce qu’ils avaient dit à Lorill était vrai ; ces gens venaient d’une autre étoile. Ils se donnaient le nom de Terriens.

Ysaye s’endormait, et Léonie n’eut aucun mal à interrompre doucement le contact, bien résolue à user de son influence auprès de son père et du Conseil en faveur de ce peuple des étoiles. Ils possédaient bien des choses utiles, et encore plus qui étaient simplement désirables.

Ysaye était plus semblable à Léonie que quiconque rencontré jusque-là. Peut-être même plus semblable à elle que son frère…

Redécouverte
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